LES RISQUES DU METIER

27 février 2020

Communication devant l’assemblée générale de l’Association des Maires de Gironde

par Jean Petaux
Politologue
Sciences Po Bordeaux
Créon, 12 février 2020


Madame la Préfète de la Région Nouvelle-Aquitaine,

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Monsieur le Président de l’Association des Maires de Gironde, cher Gérard César, et les membres du bureau de l’AMG, 

Mesdames et Messieurs les élus,

Mesdames et Messieurs les représentants des services extérieurs de l’État,

Et pour nombre d’entre vous, Chères et Chers Amis,

Je me suis longuement posé la question du titre que je pourrais donner à la communication que je vais maintenant présenter devant vous, maires de Gironde, à l’occasion de l’assemblée générale de l’AMG qui, pour certaines et certains d’entre vous, est sans doute la dernière à laquelle vous assisterez en tant que maires.

Je me suis dit que le plus simple serait peut-être de m’inspirer d’un titre de film s’appliquant à votre fonction. Je n’ai eu que l’embarras du choix : « Mission impossible » ; « A la recherche de l’Arche (municipal)perdu » ; « Les Incorruptibles » ; « Pour quelques dollars de plus » ; « Il était une fois dans le (sud-)Ouest » ; « Voyage au bout de l’enfer » ; « L’Etoffe des héros » ou encore ce merveilleux film d’Ettore Scola, « Nous nous sommes tant aimés ».

J’ai opté finalement pour un autre titre que ceux que je viens de citer : « Les Risques du métier ».Je ne veux pas faire ici référence aux faits traités dans le très beau film d’André Cayatte, réalisé en 1967, avec dans le rôle principal un Jacques Brel extraordinaire dans son interprétation du rôle de Jean Doucet, l’instituteur, accusé à tort de viol par une de ses jeunes élèves, Catherine, 14 ans. 

J’ai donc choisi ce titre non pas pour l’histoire du film, qu’une succession de faits divers remet hélas trop souvent sur le devant de l’actualité, pour des faits malheureusement avérés à l’inverse de ceux rapportés dans le film. Je l’ai choisi tout simplement pour les mots du titre : les risques et le métier.

Pour quelles raisons ? 

Parce que ces deux mots me sont apparus comme s’appliquant tout particulièrement à la fonction qui est la vôtre, que l’on n’emploie presque plus, mais qui dit bien ce qu’elle veut dire : la « fonction mayorale ». Autrement dit la « fonction du major », celle du maire au regard de ses administrés.

Parlons des risques d’abord.

Le risque est l’opposé de la certitude. Il porte en lui une probabilité de danger, d’événements négatifs. Mais le risque c’est aussi le dépassement, le surpassement, la nécessité de faire acte de courage, de bravoure, pour risquer, parfois dans les cas extrêmes, sa vie. C’est aussi un pari : on peut, quand on remporte ce pari, démultiplier sa mise initiale : « prendre son risque » dit-on, comme signe de victoire.

Étymologiquement, le latin « resecum »qui va donner « risque » signifie « coupure », puis « écueil » sur une route ainsi coupée.  D’ailleurs les vignerons parmi vous, n’est-ce pas cher président César, connaissent le verbe « réséquer » et le mot « résection » qui signifie « ablation » d’une partie d’un organe, d’un rameau, etc. Pour passer des Romains aux premiers Chrétiens on peut dire que les risques sont aux maires ce que le pain quotidien est au chrétien qui implore son Dieu de lui donner de quoi se nourrir tous les jours, sauf que pour les maires la prière ce serait plutôt d’être épargnés d’un surcroît de risques.

Passons au métier.

Le grand sociologue allemand Max Weber avant de publier son œuvre majeure Le Savant et le Politiqueen 1919 prononce deux conférences lors d’une tournée aux USA en 1908. Leurs titres, traduits en français, sont « La Science comme métier »« La Politique comme métier ».Le titre en allemand est  « Politik als Beruf ».« Beruf »en allemand c’est plus que le « métier », c’est la « besogne ». Autrement dit le « travail artisanal », « manuel », « dur », « âpre », celui qui use. Plutôt que de parler de « métier politique », il faudrait d’ailleurs parler de « besogne politique ».

Pour autant le métier est un très joli mot en français : c’est à la fois un objet (le métier à tisser) et une activité, une abstraction (un emploi, un « job », un taf… une « besogne » autrement dit). « Avoir du métier » signifie avoir de l’expérience, une sûreté de jugement. 

« Le Grand Métier » c’est lui des Terre-Neuvas qui partaient courageusement de Fécamp ou Saint-Malo pêcher la morue sur les grands bancs de Terre-Neuve. Il y eût des campagnes où le tiers d’un équipage se perdait dans les brumes glacées de l’Atlantique-Nord. Et puis le « plus vieux métier du monde » nécessite aussi le plus grand respect pour celles et ceux qui le pratiquent. Certains vous diront qu’il s’agit des prostituées, d’autres des espions. L’une des activités n’interdisant absolument pas l’autre. 

Ce qui est amusant en revanche c’est que « métier » vient du latin « mistérium »qui est la contraction de « ministerium »lequel donnera le mot « ministère » évidemment… La boucle est bouclée : on retrouve évidemment « le » et « la » politique.

Après ce préambule lexical, je voudrais poursuivre mon développement sur les risques du métier de maire en abordant deux aspects dont le rapprochement me semble illustrer parfaitement votre statut et votre fonction, pour tout dire votre situation.

1) Les maires sont des citoyens à part entière que l’élection dote d’un statut entièrement  à part

2) Les maires exercent leur fonction en déployant des qualités particulières mobilisées pour le bien commun et trop souvent négligées par leurs interlocuteurs.

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Les maires sont des citoyens à part entière que l’élection dote d’un statut entièrement à part.

Des citoyens comme les autres

Ils vivent, eux et leur famille, au milieu de leurs électeurs et dans le même environnement que ces derniers. Ils sont, par ce fait-même, au contact des réalités quotidiennement vécues par leurs concitoyens. Les questions se rapportant à la sécurité, aux incivilités, préoccupations premières des Français, ils les vivent comme eux. Celles liées à l’état des infrastructures publiques, aux effets des conditions climatiques, aux problèmes sanitaires et sociaux, ils y sont confrontés au même titre que leurs électeurs. 

Sur les 538 maires de Gironde, 234 maires sont des maires de communes de plus de 1.000 habitants, mais il y en a donc 304 qui sont à la tête de petites communes de moins de 1.000 habitants. Ils ont tous en commun d’être des citoyens au service d’autres citoyens. La mode à la démocratie participative, ou encore le tirage au sort pour désigner les « édiles », ne changeront rien à cette situation : ceux qui seront ainsi désignés, viendront du « peuple des électeurs ».

Dans la liste des maires de Gironde, il y a deux communes qui se suivent alphabétiquement : Bordeaux, 254.436 habitants en 2017 et Bossugan, 36 habitants en 2017. Les deux maires de ces deux communes ont les mêmes pouvoirs, les mêmes droits mais ils sont, elle et lui, tous les deux des habitants de leur commune respective. C’est ce qui les rapproche et forme une communauté de destins avec ceux des 538 maires du département, des 2.287 maires d’Aquitaine, des 4.369 maires de Nouvelle-Aquitaine et des 34.970 maires de France.

Les risques auxquels ces maires sont exposés sont donc, pour partie, les mêmes que leurs électeurs même si ces derniers ne font pas le même métier qu’eux. Car ces risques sont, aussi, ceux de la vie quotidienne : traverser la rue ; marcher sur le trottoir ; risquer de ne pas être joint au téléphone dans telle ou telle partie de la commune sans réseau téléphonique ; mettre 45 minutes pour rejoindre un transport public ; etc.

Des citoyens que l’élection transforme en maires et les distingue de tous les autres

Il existe bien une fonction sacramentelle de l’élection. La confiance des citoyens renvoie effectivement à la notion de « foi ». D’ailleurs les électeurs se prononcent, entre autres, sur vos « professions de foi », terme éminemment religieux, et le soin tout particulier que vous mettez à les rédiger montre que, malgré les nouvelles formes de communication électorale, les plus traditionnelles n’ont pas perdu leur lustre. 

Parallèlement à cette première fonction sacramentelle, il en existe une autre, confinant plus au rituel initiatique de l’élection. Sans comparer les maires nouvellement élus aux fameux Rois Thaumaturges  si bien analysés par le grand historien Marc Bloch, il est évident que dès que l’onction du suffrage universel a été apposée sur la tête d’un citoyen, il devient maire doté de tous les pouvoirs propres à ce statut. 

D’autant que cela passe par des attributs fonctionnels très formels : l’écharpe tricolore où l’on ne met pas le bleu et le rouge du même côté selon que l’on est parlementaire ou « simple » maire. La cocarde sur le tableau de bord de la voiture distingue aussi résolument le maire. Jadis le tricorne, le costume et la canne participaient aussi de cette élection toute symbolique. Changement sémantique de la plus haute importance, les concitoyens du maire, peu importe leur vote, deviennent « ses » administrés. 

Voulant illustrer sa théorie des actes de langage, le sociologue et sémiologue John Langshaw Austin, dans son célèbre ouvrage « Quand dire c’est faire », prend l’exemple du maire qui déclare à deux candidats au mariage : « Je vous déclare mari et femme »(ou, comme on veut désormais, « mari et mari », « épouse et épouse »… ). Les deux « jeunes » mariés, du fait des propos du maire, ne pourront plus divorcer par une simple lettre d’intention, ça leur coûtera nettement plus cher. De part la fonction mayorale, le « verbe du maire » ne s’est pas faire « chaire » mais il « fait droit ». Le langage, dans certaines situations, pour certaines fonctions, « fait acte ». 

Dans un autre registre, celui des risques justement évoqués en préambule de mon propos, il est manifeste que les maires  encourent de nouveaux risques, du fait même de leur fonction : les risques de responsabilité civile ; financiers ; sociaux (une maire m’a dit ainsi : « Je me suis retrouvée d’un coup à la tête d’une vraie petite entreprise avec plus de 10 salariés ») ; des risques physiques générés par de potentielles agressions ; mais aussi des risques pour l’avenir (quiddes cotisations pour la retraite quand on a , consécutivement à une élection, réduit son activité professionnelle ?). Et puis il y a aussi tous les risques « collatéraux », ceux justement auxquels sont confrontés le conjoint, les enfants sur la cour de l’école, etc.

D’autant que le maire est aussi « fils de Janus », lui aussi a deux têtes. De par son élection il est, en même temps, le représentant de l’État et celui de sa commune. Le voilà face à une double incarnation qui peut parfois se révéler porteuse d’injonctions contradictoires : défendre l’ordre public et défendre un intérêt collectif local qui mobilise les concitoyens, parfois jusqu’au « désordre » (le cas des ZAD, des enquêtes publiques sur des grands projets comme Grand Projet Sud-Ouest, le projet de LGV au sud de Bordeaux, par exemple). 

Cet état d’exception au sens strict de l’expression peut aussi faire que certaines et certains maires cèdent à l’ubris(la démesure  chez les Grecs anciens) et se prennent pour des tyranneaux de village. J’en ai connu dans ma longue carrière. On me dit qu’il y en aurait encore… Fort peu en Gironde certainement, département connu pour sa tempérance ! Mais y aurait-il que cela ne serait en rien anormal puisqu’encore une fois, les « maires » sont des citoyens parmi d’autres.

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Les maires exercent leur fonction avec des qualités particulières dans le souci du bien commun en dépit des nombreux obstacles

Les qualités du métier de maire

En faut-il des qualités pour exercer cet étrange métier que d’aucuns d’ailleurs refusent de qualifier comme tel. 

La disponibilité doit être permanente : 24 / 7 disent les anglo-saxons. Autrement 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. On a connu moins astreignant. Ensuite il est nécessaire de disposer d’une vraie polyvalence fonctionnelle. Un maire  d’une commune d’environ 500 habitants (il se reconnaitra) me disait : « Le maire est l’homme à tout faire de la commune : il peut tondre les espaces verts, débloquer la station d’épuration, tragiquement constater un décès d’un des habitants de la commune un dimanche matin en étant appelé par les gendarmes ou les pompiers ».

Tel un « psy » formé à cela, le maire se doit d’être à l’écoute bienveillante de ses administrés. C’est ce dont témoignait auprès de moi une maire d’une commune d’environ 1.300 habitants (elle se reconnaitra) : « J’ai toujours été passionnée par les questions sociales. J’écoute mes concitoyens et je suis très attentive à leur situation personnelle. Le maire c’est une sorte de super-assistante sociale »

Le maire se doit d’être aussi ce que l’on nomme aujourd’hui un « lobbyiste » et que l’on désignait encore hier comme un « porte-parole » ou un « avocat » de sa commune. Sur lui repose en quelque sorte la capacité à défendre les intérêts de sa commune. Une maire d’une commune d’environ 55 habitants (elle se reconnaitra) me disait à son tour : « Chaque maire pèse une voix dans l’Intercommunalité. Nous avons besoin de coopérer entre nous pour défendre des projets qui concernent la commune ». Un autre maire, au-delà de la mission de défenseur ajoutait celle de « collecteur » (en anglais dans le texte : « fundraiser »), non pas un « chasseur de primes » mais un « chasseur de subventions » : « Sans les subventions en provenance du département par exemple, vous imaginez bien qu’une commune comme la nôtre ne pourra strictement rien faire. Il faut donc, constamment, partir à la recherche de financements, de subventions. C’est un métier à temps plein ».

Pour couronner le tout il faut aussi savoir faire preuve d’autorité. Le maire doit faire respecter la loi qui permet la vie en société, mais ne peut pas abuser de ses pouvoirs et ignorer les droits individuels. Cela nécessite forcément sagesse, équanimité, modération radicale et fermeté bienveillante. Sans perdre de vue le sens du bien commun ou si l’on veut encore, celui du « bien public » : mais ce qui est bon pour la satisfaction des besoins collectifs n’est pas répondre positivement à la somme des besoins individuels exprimés. Parce que céder à cela, c’est, immanquablement, se trouver pris, pieds et poings liés, dans les rets d’influences néfastes et vite synonymes d’illégalité. 

Les maires doivent faire face à une montagne d’obstacles

On l’a dit : les risques et les écueils, les récifs, ont la même origine étymologie. Citons ici quelques uns des obstacles que les maires trouvent en travers de leur chemin. 

Le poids de la tutelle préfectorale : quelle soit réelle ou supposée, peu importe. Elle est souvent vécue comme telle. Elle fait de l’État et surtout de ses représentants, une sorte de « père fouettard » qui n’apporte plus rien, hormis des ennuis. C’est souvent injuste pour les services déconcentrés de l’État qui font de leur mieux, sur le terrain, pris eux-mêmes entre le marteau et l’enclume. Mais c’est bien une réalité vécue par les maires. 

Le poids des normes et des procédures : l’action publique se complexifie au rythme des lois et règlements de plus en plus bavards voire contradictoires. Les administrés s’y engouffrent, de plus en plus nombreux, quérulents processifs à même de saisir la justice au moindre manquement ou supposé tel. Il en résulte évidemment une fatigue morale et intellectuelle qui touche de nombreux élus.

La culture du management privé a infiltré les collectivités locales, sans les moyens propres au privé.  Celui-ci  recherche la performance et le profit, et on ne saurait l’en blâmer puisque c’est sa raison d’être. Sauf que les municipalités n’ont pas cette culture-là, et c’est heureux. Il en ressort un stress supplémentaire fait de frustrations voire, parfois, d’abus. 

Du côté des électeurs eux-mêmes, la paraphrase de la chanson de Jacques Brel (encore lui), « Les Flamingants »,traduit une triste évolution : de plus en plus stratèges durant les élections et consommateurs entre elles. 

Last but not leaston assiste naturellement à l’emboitement des structures administratives et institutionnelles avec des communes (territoires d’élection des maires) de plus en plus faibles dans des intercommunalités (territoires de gestion opérationnelle) de plus en plus puissantes.

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En guise de conclusion, je vais donner la parole à un écrivain dont le témoignage figure sur le site de l’Association des Maires de France pour le 100ècongrès des Maires, en 2017, au sein de l’AMF que l’on appelle à juste titre « La maison des maires ». Retraité de l’enseignement, Rosario Di Piazza, né en Sicile, vit aujourd’hui à Saint-Étienne. Il est notamment l’auteur d’une trilogie qui narre son destin d’immigré et de l’ouvrage « Un maire idéaliste ». Il apprécie la figure de l’élu local, qu’il décrit comme « un personnage terriblement romanesque ».

« Je me suis lancé dans l’écriture de mon roman « Un maire idéaliste »(aux éditions La Clé du chemin, 2014) lorsque j’étais conseiller municipal près de Roanne. C’était ma première expérience en politique. Je me suis alors rendu compte à quel point le mandat de maire est celui d’un vrai militant, au sens le plus noble du terme. Quand vous arrivez dans votre bureau et que vous dirigez une petite commune rurale, tout est à découvrir, à faire. Tout est nouveau. Et vous ne disposez souvent que d’un seul agent de mairie, voire zéro. Derrière les maires de petites communes se trouvent des hommes et des femmes profondément désintéressés.

Le maire découvre l’action politique locale en début de mandat, mais surtout, il se découvre lui-même. Bien rares sont ceux qui, le lendemain de leur élection, ont conscience des sacrifices intimes qu’ils devront faire pour être disponibles à tout moment. La nuit pour un accident de la route, pendant les vacances scolaires pour éviter la fermeture d’une classe de l’école du village, les jours de marché auprès des commerçants pour que la boulangerie ne ferme pas… Ce combat permanent fait de lui un personnage terriblement romanesque ».

C’est à vous toutes et tous, personnages de roman donc, que le fils de secrétaire de mairie que je suis et qui, enfant, a joué avec les tampons tout à fait officiels de la mairie de son petit village des Côteaux-du-Layon, en Anjou, voudrait rendre hommage ce soir.

Et ainsi vous féliciter, amicalement, parce que j’ai la chance et la fierté, j’ose le croire, de compter beaucoup d’amis parmi vous, collectivement et individuellement, pour votre remarquable travail dans ce qui constitue peut-être le plus beau métier du monde : celui de maire. 

Je vous remercie de votre attention.